Un nom propre (2)

Poésie, arts, littérature...
Un nom propre (2)

Dans le cadre du numéro spécial d’Embargo sur les migrations humaines, voici le second chapitre à la minisérie littéraire Un nom propre d’Édith Pineault.

Oui, Victor, comme un enfant pionnier de la nouvelle famille qu’ils se construisaient, loin et malgré tant d’adieux. Victor, une victoire à chérir, premier trésor après toutes ces choses, petites et grandes, perdues en route, comme cette lettre abandonnée aux douanes. Oui, Victor, ce sera le nom de leur premier enfant né en sol canadien.

Victor Fisher

Victor, cela allait de soi. Surtout depuis leur départ de Saratov et toutes ces traversées. Celles en bateau, qui avaient pris des semaines et les avaient amenés en Amérique. Puis, celles en train à travers un pays dont les plaines se déployaient aussi loin que l’œil pouvait voir : un océan d’herbes ondulantes dans toute sa démesure.

Oui, Victor, comme un enfant pionnier de la nouvelle famille qu’ils se construisaient, loin et malgré tant d’adieux. Victor, une victoire à chérir, premier trésor après toutes ces choses, petites et grandes, perdues en route, comme cette lettre abandonnée aux douanes. Oui, Victor, ce sera le nom de leur premier enfant né en sol canadien.

***

C’est l’automne 1917. Victor, l’aîné d’Annemarie et Johannes, est assis au premier rang à l’école de Bottrel. Dehors, un arbre seul laisse tomber une feuille jaunie, puis une autre. Mr White, le nouvel instituteur, les regarde par la fenêtre, les yeux gris comme le temps. D’autres feuilles entre ses mains se froissent : le journal. En majuscules, on y voit le mot « conscription ». Aucun des enfants assis en silence n’en comprend le sens. Tout ce qu’ils arrivent à lire, c’est la colère dans les gestes de l’homme devant eux. Lorsque ce dernier commence à prendre les présences d’une étrange manière, Victor sait ce qu’il doit répondre.

« Victor, Fisher : F-I-S-H-E-R. Anglais! », articule-t-il dans sa meilleure prononciation avant de se caler dans sa chaise, le visage rougi par le mensonge.

Le « c » perdu lui vaudra des « A ». Fisher sans « c », c’est anglais, pas allemand.

Cornelius Wilms

Un appel de la mère patrie était remonté jusqu’à lui, avait su clapoter jusqu’aux abords de la Volga. Cornelius acheta, aussitôt qu’il le put, cette terre en territoire allemand. Elle venait sans bâtiments ni bétail, sans rien, sinon des promesses plein le paysage. « Elle deviendra rentable, on paiera la dette, elle sera l’héritage de mes fils. » Il les regardait, tous les cinq, fier, aimant. Il se savait riche.

Puis vint la guerre.

En un seul jour, cinq télégrammes appelèrent les cinq fils. Aucun ne fut épargné. Pas même le plus jeune, Martin, âgé de seulement 14 ans. Ruiné jusqu’au fond de l’âme, Cornelius les vit partir, droits et raides dans leur uniforme, comme s’ils étaient déjà autant de corps dans des tombeaux.

Sa raison, morcelée, le quitta pour les tranchées. Quatre de ses fils en revinrent. Lui, jamais. Il mourut (du cœur, de folie, c’est la même chose) avant le traité de Versailles, avant que la frontière traîtresse ne se redessine à l’ouest ; sa terre désormais en territoire polonais.

La terre fut vendue. Les quatre frères survivants peinèrent de longs mois à rattraper le tracé fuyant de la nouvelle République. Lorsqu’ils y arrivèrent, l’argent de la vente suffit à peine à couvrir un repas. La misère était telle, le pays détruit jusque dans leurs rêves. Il n’en restait rien. Sinon cet oncle, au Canada, qui pouvait peut-être les faire venir.

Martin Wilms

Martin, c’est l’homme qui disait chparrow au lieu de sparrow, Schläf gut et träum süß avant d’aller au lit. Autrement, un. Je ne l’ai connu que sur papier, à travers des photographies et une multitude de documents retrouvés dans des boîtes.

Dont cette photographie où il se tenait, vieux, appuyé sur sa canne dans un champ aussi jaune qu’un autobus scolaire. Au loin, une infime frange verte offerte par quelques arbres. Occupant presque la moitié de l’image, un ciel outrageusement bleu, comme sciemment complémentaire à la couleur de blé.

Dans son journal, petit livret de carton corné que nous traduit tante Klara, on apprend qu’il a passé deux ans en France à la fin de la Première Guerre. Un obus ayant explosé près de lui dans les tranchées, il en est revenu avec une canne en guise de cheville. Deux ans d’hospitalisation ? Deux ans de prison ? Pendant tout ce temps, a-t-il appris le français ? Quelques bribes ? Martin était un homme de peu de mots. Surtout lorsqu’il était question de la guerre. Surtout devant ses filles.

Justement, les voilà, Klara et Elfriede, assises sur les genoux de leur père. On les imagine piailleuses, tout sourire, lumineuses malgré la grisaille du vieux cliché. Martin les tient d’une main. De l’autre, il enserre la taille de Maria, la femme avec qui, souvent, les mots étaient superflus, celle qui aurait pu terminer ses phrases, celle avec qui le silence était confortable.

Une autre photo montre une rue du village. Martin, jeune, tient sa canne d’une main, une cigarette dans l’autre. Derrière lui, l’épicerie où le propriétaire aussi était allemand. Jadis, à Herbert, Saskatchewan, il n’était pas nécessaire de maîtriser l’anglais.

Puis, le passeport : sa loyauté dûment estampillée de page en page durant toute la durée de la Deuxième Guerre. Tendre ses papiers au policier qui faisait le contrôle, c’est la seule réponse qu’on attendait de lui ; la seule réplique silencieuse vouée à prouver de mois en mois qu’il n’était pas l’ennemi. Il a dû attendre 1948 pour recevoir par la poste, sous la forme d’une lettre dignement écrite (et signée par le gouvernement !), tous les droits et privilèges réservés aux citoyens canadiens. On la retrouvera, dans son enveloppe d’origine, sous d’autres papiers jaunis.

S’y trouvait aussi cette vieille page de calendrier pliée dans laquelle se cachaient des documents en polonais. L’acte de vente de la terre ? Un visa ? Et cette lettre tronquée ? Martin parlait-il le polonais ? La terre de son enfance était si près de la frontière. Cette région avait même été annexée à la Pologne après la guerre. Martin étant un homme de peu de mots, on n’en avait aucune idée.

Au fond de la boîte, les vieux cahiers d’école de Klara et d’Elfie. Elles étaient arrivées à leur première journée d’école avec la seule langue que leurs parents avaient pu leur apprendre, puis, en étaient revenues avec ces livres de lecture et de grammaire que Martin n’hésita pas à leur emprunter. Petit à petit, il apprit de ses filles et de leurs manuels l’anglais nécessaire à lire le journal et à converser avec les voisins. Il demeurera tout de même toujours cet homme de peu de mots qui disait chparrow, au lieu de sparrow, les origines bien collées à l’élocution.

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