Si Embargo est féministe, il sera aussi féminisé

Féminisation linguistique.
Si Embargo est féministe, il sera aussi féminisé

Origami: Kerstin (Ella T).

Cela va de soi, non? Pour certaines personnes, la féminisation linguistique n’a pas de secrets; pour d’autres, c’est tout le contraire, mais est-ce une raison de s’en passer, ici, au sein d’un collectif étudiant indépendant? Bien au contraire. C’est l’endroit tout indiqué pour mettre nos lecteurs et lectrices en contact avec les formes féminisées et incluantes du langage. Parce que sinon, où est-ce qu’on en entendrait parler?

La féminisation linguistique : de quessé?

En 1978, Marina Yaguello sort Les mots et les femmes : essai d’approche socio-linguistique de la condition féminine. Dans cet ouvrage, la linguiste s’intéresse à la relation entre le féminin et le langage et soulève l’idée que la langue française est malheureusement sexiste. Vous n’y croyez pas? On a pourtant appris à la petite école que le masculin l’emporte sur le féminin; que même s’il y a un homme et un milliard de femmes, on va utiliser le pronom « ils » pour les désigner; que si on parle d’une femme et de son chien, on va accorder les participes passés et les adjectifs au masculin. Ce sont autant d’incongruités qui nous passent sous les yeux sans qu’on les remarque, tant cette « règle » est ancrée dans notre grammaire mentale.

La féminisation redonne aux femmes une voix, une place, qui est tout à fait légitime et valide. Aujourd’hui, il serait absurde de l’ignorer ou de minimiser l’importance de ses conséquences.

Appliquer la féminisation linguistique, c’est inclure tout le monde dans le discours, pas seulement y inclure les femmes, mais c’est sûr que ça passe par leur représentation, sinon, on ne parlerait pas de féminisation. C’est aussi se débarrasser de l’idée que le genre masculin est le genre neutre et qu’on peut écrire quelque chose comme « par souci de lisibilité, le genre masculin est employé de façon épicène » et s’en laver les mains. Épicène, ça veut dire « qui représente autant le féminin que le masculin », alors on peut mal se représenter qu’un seul de ces deux genres puisse les représenter tous. Par exemple, les mots « psychologue », « notaire », « architecte » sont épicènes, mais « travailleur », « étudiant » ou « député » ne le sont pas, même si on les utilise quotidiennement de cette façon. Même le titre de médecin est épicène, malgré ce qui est écrit dans le dictionnaire. C’est malheureux, mais les Robert et les Larousse de ce monde n’ont pas toujours raison; ils ne sont pas toujours à jour et n’acceptent pas tous les mots, tous les sens possibles utilisés à travers la francophonie (parce que l’enjeu porte vraiment sur l’usage). Vous trouvez que c’est laid, dire « ma médecin », que ça sonne drôle « une pompière »? C’est seulement une question d’usage, parce que, en général au Québec, on n’a aucun problème avec « une professeure » ou « une auteure ». Pourtant, en France, on n’utilise pas vraiment ces deux mots-là, mais est-ce que c’est parce que les Français et les Françaises ont raison et parlent mieux que nous? Non, mais c’est une autre histoire.

Depuis plusieurs siècles, des arguments comme ceux-là (« ce n’est pas dans le dictionnaire », « c’est laid ») ont été maintes fois utilisés par les nombreux détracteurs de la féminisation, arguments qui, soit dit en passant, sont tout sauf linguistiques. Pour en savoir plus, je vous invite à lire Pourquoi en finir avec la féminisation linguistique, de Louise L. Larivière, professeure en linguistique et en traduction à l’Université de Montréal. L’auteure s’y fait un plaisir de démanteler chacun d’eux avec force d’exemples.

Larivière n’est bien sûr pas la seule linguiste à s’intéresser à cette question, Céline Labrosse, auteure de deux ouvrages, Pour une grammaire non sexiste et Pour une langue française non sexiste, s’applique surtout au processus de désexisation de la langue. Son site internet, langagenonsexiste.ca, vaut aussi le détour puisqu’il regorge d’équivalents aux expressions sexistes employées au quotidien et de titres féminisés ou masculinisés. On peut y voir des exemples concrets de l’usage de ces « nouvelles » formes et se familiariser avec celles-ci. Ainsi, ceux et celles qui critiquent les titres ou les expressions féminisées (ou désexuées) pour leur usage peu répandu pourront être surprisEs de voir des mots comme « magistrate », « homme de chambre » ou encore « professionnèle » employés dans divers contextes où ils ne détonnent pas.

C’est bien beau tout ça, mais ça change quoi?

Concrètement, l’application de la féminisation ne défigure pas un texte, contrairement à ce que certains ou certaines pourraient croire. Souvent, seuls quelques mots sont touchés par ce procédé — bien entendu, plus on rédige en se servant du masculin comme du générique englobant les deux genres, plus il est difficile de féminiser. Par contre, les conséquences sur les mentalités, et ultimement sur les comportements, ont un énorme potentiel, parce que participer à la désexisation de la langue, c’est aussi participer à la désexisation de la société. La féminisation permet de faire éclater les idées préconçues et les stéréotypes voulant que les femmes ne puissent pas être médecins, avocates, aviatrices, mécaniciennes, chercheures ou bien penseures; ou que les hommes ne puissent pas se dire sagehomme, infirmier, éducateur en garderie. Elle redonne aux femmes une voix, une place, qui est tout à fait légitime et valide. Aujourd’hui, il serait absurde de l’ignorer ou de minimiser l’importance de ses conséquences.

Dans les milieux militants et syndicalistes, la féminisation est très répandue et peut prendre plusieurs formes. On peut souvent voir des cas où l’on utilise une certaine typographie pour inclure les femmes lorsqu’on doit employer un terme qui n’est pas épicène. Surtout lorsqu’il suffit de rajouter un « e » au mot de genre masculin pour le féminiser, on peut voir que cette lettre sera encadrée de points, de traits d’union ou de parenthèses. On écrira donc « des ami-e-s », « un(e) professeur(e) » ou encore « des militant.e.s exténué.e.s ». La barre oblique peut aussi être utilisée dans ce contexte, mais on la voit aussi séparer des mots ou leurs terminaisons qui présentent une différence plus marquée entre la forme féminine et la masculine. Cela peut nous donner autant « des soldat/e/s » que « un poste de chauffeur/euse » ou « facteur/factrice ». Ces signes typographiques sont les plus populaires, mais on peut aussi parfois voir la virgule ou le point médian employés de la même manière et avoir pour résultat « des ingénieur,e,s » ou « des résident·e·s ».

Malheureusement, même si ces façons de féminiser un texte fonctionnent, elles présentent quelques problèmes. D’abord, lorsqu’on utilise des points, des virgules, des parenthèses ou des barres obliques pour séparer la marque du féminin (l’« e » qu’on dit muet ou caduc) du reste du mot, on isole du même coup cette marque. Cela a pour effet de séparer le féminin de son contexte et de signifier que la femme n’est qu’une invitée, qu’elle est la deuxième option (ce qui est encore plus flagrant lorsqu’on place une barre oblique entre la fin d’un mot masculin et sa terminaison féminine), qu’on ne fait que l’insérer dans un contexte où elle n’est pas attendue. Pour la même raison, l’utilisation des parenthèses pour féminiser un terme n’est pas à privilégier parce que, généralement, ce qui est mis entre parenthèses est accessoire, non essentiel. Or, on le sait, le féminin n’est pas accessoire au masculin : il a la même valeur que celui-ci. Ensuite, ces techniques peuvent facilement tomber dans la lourdeur puisque l’ajout de ponctuation ralentit la lecture et la rend plus saccadée, moins fluide. De plus, on critique l’emploi du point et de la virgule dans ces contextes parce que ces marques de ponctuation sont les plus courantes et qu’une confusion est possible entre cette ponctuation et le signe indiquant la féminisation.

Ainsi, dans les publications du journal, on tentera d’éviter ces signes typographiques et d’utiliser la majuscule à la place. On écrira « les ainéEs », par exemple. Elle représente le moindre mal puisque cette technique est celle qui brise le moins le rythme de la lecture et qu’elle n’isole pas la marque du féminin autant que les autres. Bien sûr, ce n’est pas la seule que l’on emploiera, puisqu’elle rendrait la lecture beaucoup trop pénible. On privilégiera plutôt une écriture épicène, neutre et incluante et l’utilisation de doublets, qui permettent d’écrire les mots au complet, surtout lorsqu’il est question de noms et de titres. De cette façon, on préfèrera « les acteurs et les actrices » à « les acteurs/trices » et « le procureur ou la procureure » à « le ou la procureurE », notamment.

Finalement, au sein du collectif, la féminisation se fera principalement selon quelques règles inspirées de ce que l’on peut déjà retrouver partout à travers la francophonie. En tentant d’éviter la lourdeur souvent reprochée aux textes féminisés, on cherchera donc :

  • à remplacer les termes non incluants tout simplement parce que le temps de « l’Homme » désignant l’ensemble des êtres humains est terminé;
  • à organiser le dédoublement selon l’ordre alphabétique, c’est-à-dire en ne privilégiant aucun des genres en systématisant lequel apparait avant l’autre;
  • à suivre la règle de l’accord de proximité qui était en usage au XVIe siècle. Celle-ci permettait de gérer l’accord d’adjectifs, de pronoms et de participes passés liés à des dédoublements. Par exemple, nos lecteurs et nos lectrices pourront voir des phrases comme « toutes les infirmières et infirmiers du Québec se seront prononcés sur la question demain »;
  • à utiliser des signes typographiques eux aussi incluants, principalement la majuscule.

Bref, la féminisation linguistique fera partie intégrante de la révision des publications d’Embargo pour toutes ces bonnes raisons, mais aussi parce que son application est tout à fait en accord avec la vocation féministe du collectif. Il faut remarquer qu’elle n’est pas le combat de tous et de toutes et que ce n’est pas parce qu’une personne ne l’applique pas qu’elle n’est pas féministe ou moins féministe qu’une autre. La féminisation (et la désexisation) reste un choix, choix que le journal a décidé de faire et d’assumer.

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