Donald Trump et la vérité

Analyses politiques et sociales.
Donald Trump et la vérité

Photo: Gage Skidmore.

Se peut-il que l’état des médias, leur partisanerie et leur manque de rigueur soient le symptôme et non la maladie ? Platon nous répondrait sans doute « oui ».

« Faux ! »

Donald Trump lançait sans cesse cette invective à Hillary Clinton durant les débats présidentiels américains. Pourtant, si l’on examine son discours, c’est chez lui qu’on aperçoit un rapport à la vérité plus que trouble, et plus que distinctif. Distinctif, Trump l’est sous plusieurs aspects. Les commentateurs l’ont jugé singulièrement autoritaire, xénophobe, misogyne, inexpérimenté, à la fois isolationniste et guerrier… en somme : politiquement incorrect. Mais ce qui le distingue le plus n’est pas qu’il soit politiquement incorrect, mais qu’il soit tout simplement incorrect. Ce comportement a un impact grave sur la démocratie. En fait, malgré la singularité de Trump, on reconnaît ce travers chez d’autres acteurs politiques, et il menace la stabilité du régime démocratique là-bas comme ici. Ses sources sont profondes, plus profondes qu’on ne pourrait le croire.

Lors d’une entrevue à CNN pendant la convention républicaine de juillet 2016, Newt Gingrich, allié républicain de Trump, a bien exprimé la philosophie de la campagne de l’homme d’affaires. Quand la journaliste lui a spécifié que le taux de criminalité était en baisse dans les faits, contrairement à ce que Trump avait affirmé aux délégués de la convention, Gingrich a répondu : « Je vais m’en tenir à ce que les gens ressentent, et laisserai à vous les théoriciens. » C’est ce à quoi l’ancien candidat républicain Trump nous a habituéEs. Avant les faits, il place les sentiments, les impressions — les siens et ceux qu’il suscite chez la population. Pour les exploiter, il mise plutôt sur ce que sa conseillère Kellyanne Conway a nommé les « faits alternatifs » — les mensonges, donc.

Trump dit qu’il était contre la guerre en Irak depuis le début. Il était pour. Trump prétend qu’il pourrait y avoir 30 millions d’immigrants illégaux aux États-Unis. Il y en a 11. Trump dit qu’il y avait, au New Jersey, « des milliers et des milliers » de musulmans fêtant sur les toits après le 11 septembre. Il n’y en avait pas. Trump déclare que le chômage est à 25 %, voire à 42 %. Il est à 5 %. Ce qu’il affirme est « faux ! » Peu importe : les gens « croient », ils « sentent » que c’est vrai. Et il n’y a pas de comparaison possible avec Clinton. Par exemple, durant le premier débat présidentiel, selon le Toronto Star, le milliardaire a proféré 34 mensonges. Clinton en a dit quatre.

Si Trump est distinctif, cela ne signifie pas qu’il soit isolé. C’est tout le contraire : le détrônement de la vérité et de la raison dans le débat public américain est une tendance qui s’observe chez plusieurs acteurs, et sur le long terme. En 2007, l’ex-vice-président Al Gore publiait le livre The Assault on Reason (La raison attaquée). Il y écrivait :

La démocratie américaine est maintenant en danger […] Il n’est franchement plus possible d’ignorer l’étrangeté du discours public.

Al Gore, 2007

Gore y notait le déclin de plus en plus sévère de l’usage d’arguments logiques, pour des sujets aussi importants que le réchauffement climatique ou la guerre en Irak. Cette tendance ne s’est pas renversée, comme le démontrent les paroles des figures politiques fantasques portées à l’avant-scène depuis. Après George W. Bush surgirent en effet Sarah Palin, Michelle Bachmann, Herman Cain, Ben Carson et enfin Donald Trump. Pour donner un exemple précis, j’évoquerai simplement le souvenir du politicien Jim Inhofe. En 2015, alors qu’il présidait le comité sénatorial sur l’environnement, celui-ci a souhaité prouver que le réchauffement climatique n’existait pas en apportant une boule de neige dans la chambre du sénat. CQFD.

Les acteurs politiques que je viens de mentionner sont tous républicains, car la responsabilité est principalement celle du camp conservateur. Au sujet de la décrédibilisation des sources d’information reconnues, l’animateur de radio Charlie Sykes admettait ceci en 2016 : « Nous [à la radio de droite] avons passé vingt ans à démoniser les médias progressistes établis. […] À un certain moment, on se réveille et on prend conscience qu’on en est venu ainsi à détruire la crédibilité de toute source d’information. D’une certaine façon, je sens que nous récoltons la tempête. »

Le phénomène est si important qu’en 2005, lors d’une envolée comique au sous-entendu sérieux, l’humoriste Stephen Colbert lui a donné un nom : « Truthiness » . En bref, la Truthiness est cette préférence pour les opinions subjectives qui confortent nos intérêts propres, aux dépens de faits objectifs parfois fâcheux. Le personnage que Colbert jouait à l’époque étant un commentateur politique de droite à la télévision, on décèle dans son propos une critique acerbe du le rôle des médias dans la défaite de la vérité. C’est d’ailleurs la thèse de plusieurs autres, dont Al Gore. Il est vrai que les modes de communication contemporains permettent plus de segmentation et moins de vérification, ce qui peut nourrir le problème. Mais se peut-il que l’état des médias, leur partisanerie et leur manque de rigueur soient le symptôme et non la maladie ?

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Platon. Photo: Max Pixel

L’un des premiers et des plus illustres commentateurs de la démocratie nous répondrait sans doute « oui ». Je parle ici du Grec Platon, qui fut le témoin d’une politique très éloignée des canaux de nouvelles en continu et des Twitter et Facebook de notre époque. Par-delà les milliers d’années qui nous séparent de l’Athénien, celui-ci nous avertit des dangers propres à notre régime politique.

À son avis, la démocratie porte en elle la menace de sa déchéance. Ce régime de liberté peut créer une libération excessive des désirs, dont ceux de l’argent, et la dévalorisation conséquente de la Raison comme principe commun. Cela risque d’y installer un désordre tel qu’il engendrera un démagogue qui promettra la satisfaction du peuple par un retour à l’ordre. Si cet homme répond si bien à son régime et à son époque, c’est qu’on trouve en lui le même chaos que dans la cité. La raison ne sait plus y commander aux désirs, aux sentiments, qui sèment le dérèglement et la tyrannie dans son âme. C’est à l’assouvissement de ses seuls désirs que cet homme, qui deviendra lui-même lui-même tyran, soumettra ensuite toute la population. S’il est encore nécessaire pour moi de vous démontrer qu’il y a ici un portrait adéquat de Donald J. Trump, je rappellerai à votre mémoire l’incident de la bande audio captée dans un autobus, où l’homme se vantait d’être si célèbre, et donc si puissant, qu’il pouvait attraper impunément les femmes par l’entrejambe. Est-ce là la marque d’un homme à « l’âme » équilibrée, entretenant un rapport sain avec le pouvoir ?

La démocratie fonctionne si elle demeure le régime où tout citoyen et toute citoyenne a droit à sa propre opinion au sujet des mêmes faits. Elle s’écroule lorsqu’on croit qu’elle donne à chaque individu le droit à ses propres faits, et qu’il n’y a pas de différence établie entre opinion et fait.

Si ce n’est pas le cas, et s’il est vrai que la démocratie en Amérique montre aujourd’hui sa faiblesse inhérente, il n’est pas nécessaire pour autant de désespérer du régime démocratique, comme le fait Platon. Car nos systèmes politiques sont plutôt éloignés de la démocratie athénienne et plus proches du régime mixte préféré par Aristote et Polybe. La division du pouvoir de nos sociétés politiques a pu en assurer la durabilité et perfectionner le modèle athénien. Toutefois, pour que la stabilité demeure, aux États-Unis comme ici, pour que le désordre créatif démocrate soit régulé par un certain vivre ensemble et pour que les faibles puissent se servir de l’égalitarisme démocratique à leur avantage, il nous faut le terrain commun des faits. En d’autres mots, la démocratie fonctionne si elle demeure le régime où tout citoyen et toute citoyenne a droit à sa propre opinion au sujet des mêmes faits. Elle s’écroule lorsqu’on croit qu’elle donne à chaque individu le droit à ses propres faits, et qu’il n’y a pas de différence établie entre opinion et fait.

Le président sortant Barack Obama, lors de son discours d’adieu du 10 janvier dernier, a affirmé : « La politique est un combat d’idées. C’est ainsi que la démocratie fut conçue. […] Mais sans la référence commune aux faits, sans une volonté d’admettre l’information nouvelle, sans la reconnaissance que l’adversaire peut avoir un argument juste et que la science et la Raison ont leur importance, alors nous nous limiterons à un dialogue de sourds, et rendrons impossible le terrain d’entente et le compromis. »

Notre époque est celle d’écarts de richesse grandissants, où les désirs des puissantEs ne connaissent plus de maître, celle des démagogues partout sur la planète promettant un bonheur illusoire par un retour à l’ordre et celle où persistent plusieurs facteurs d’injustice et d’oppression, qui risquent d’être exacerbés par ces mêmes démagogues. Pour y répondre, l’outil des faibles est plus que jamais le désordre ordonné, la possibilité de contester de la démocratie. Toutefois, pour que la lutte puisse porter fruit, ailleurs comme ici, il faut préserver le rôle central et médiateur de la raison et de la vérité dans notre débat politique, au-delà de nos intérêts et désirs égoïstes. Par cette même opposition démocratique, et par la division du pouvoir ci-haut mentionnée, on peut entamer cette tâche. C’est ce qui se produit depuis l’inauguration de Donald Trump. L’opposition de la rue, du pouvoir judiciaire, du pouvoir législatif, des journalistes, et même des humoristes, mène la lutte pour la vérité et contrarie les volontés antidémocratiques du gouvernement. Le maintien et l’amplification de cette résistance sont essentiels.

L’enjeu est de taille. Dans Les origines du totalitarisme, la philosophe politique Hannah Arendt écrit : « Le sujet idéal du règne totalitaire [est] l’homme pour qui la distinction entre fait et fiction et la distinction entre vrai et faux n’existent plus ». Les Dictionnaires Oxford ont fait du terme « post-truth » (post-vérité) le mot de l’année 2016. Il importe de s‘assurer que les prochaines années ne seront pas celles de la post-démocratie.

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