Juárez, « capitale du féminicide »

Luttes féministes et condition féminine.
Juárez, « capitale du féminicide »

Photo: David Wilson.

Ciudad Juárez, ville mexicaine longeant la frontière des États-Unis et enveloppant une partie du désert de l’État du Chihuahua, se situe au confluent de plusieurs phénomènes propres à la mondialisation, et ce, particulièrement avec la présence d’entreprises transnationales, des maquiladoras dédiées à l’assemblage de composants simples et à faible valeur ajoutée. Ces filiales de firmes étrangères majoritairement asiatiques ou américaines, telles que General Motors, Ford, Philips ou General Electric, bénéficient d’exonérations fiscales à l’importation de pièces destinées à être intégralement réexportées. Déjà, dans les années 1960, ces maquiladoras constituaient une source importante de rétention de main-d’œuvre migrante peu qualifiée. Cette demande s’est certainement multipliée depuis l’établissement de l’Accord de libre-échange nord-américain en 1994[1]. De part et d’autre de la frontière, près de 200 000 emplois ont été créés au milieu des années 1980, dépassant le million à la fin des années 1990[2].

El Paso (États-Unis) et sa voisine Ciudad Juárez (Mexique). Photo: Jasperdo

El Paso (États-Unis) et sa voisine Ciudad Juárez (Mexique). Photo: Jasperdo

De telle sorte, la ville représente un point de convergence pour des milliers de migrants[3] venus de l’intérieur du pays et désireux de traverser la frontière ou de se voir embaucher par l’une de ces cinq cents maquiladoras[4]. Offrant aux individus la possibilité d’une indépendance économique — à un prix effroyablement exploiteur, certes — ces usines attirent particulièrement les jeunes femmes pauvres du Mexique rural du Sud[5]. Ces dernières, entrainées par le processus de nouvelle relocalisation sociale vers la frontière, se révèle une main-d’œuvre bon marché préférée à celle des hommes, puisque traitée de façon discriminatoire. Perçues comme des corps dociles et obéissants au service du capitalisme[6], elles constituent 65 % des employés de ces usines qui s’imposent comme les principaux réservoirs d’emplois pour les femmes[7]. Cette mondialisation néolibérale s’effectue au prix d’une marginalisation sociale, économique et politique accrue. Du jour au lendemain, de nouveaux quartiers pauvres apparaissent sans les services les plus élémentaires, où plus de 200 000 personnes n’ont pas accès à des installations d’égout ni d’éclairage public: celle des gens de classes plus aisées qui se considèrent comme les occupants légitimes; et l’autre, celle des migrants exclus, réduits à une économie de subsistance, considérés comme responsables de tous les problèmes sociaux[9].

Dans un tel contexte, repousser la pensée de son propre corps mutilé et violé qui se dessèche dans le désert peut devenir une habitude pour beaucoup de jeunes femmes à Ciudad Juárez[10]. Ville d’à peine 1,3 million d’habitants, celle-ci est réputée pour son caractère incontestablement violent. L’avalanche de victimes dénombrées chaque année englobe un phénomène étroitement associé à cette ville[11], le féminicide. Entre 1993 et 2011, pas moins de 1 300 femmes y ont été tuées, certaines âgées de cinq ans à peine, leur corps laissé dans des ruisseaux, les égouts ou dans le désert et portant souvent les marques de sévices sexuels, de torture ou de mutilation[12]. En 2017, 87 femmes y auraient été assassinées, justifiant ainsi le qualificatif de la ville : Juàrez, « capitale du féminicide[13] ». En fait, ce terme réfère à une forme de violence extrême de genre, particulièrement à caractère sexuel[14], mais pouvant prendre différents aspects et où les femmes et fillettes sont tuées en raison de leur appartenance au genre féminin[16].

Il faut comprendre qu’il ne s’agit ni d’une série de crimes opérés par une organisation criminelle ni de l’œuvre d’un tueur en série, mais plutôt de l’acte de parents, de maris, ou d’individus connus des victimes et poussés par une véritable volonté d’assassiner des femmes parce qu’elles sont femmes[17]. Le caractère extrême du féminicide découle, entre autres, du pouvoir intime des hommes sur les femmes, un pouvoir historiquement exercé au sein de la famille par le mâle et qui est inextricablement lié à cette région[18]. Ces grandes inégalités entre les hommes et les femmes, combinées aux violences tolérées, voire incitées par la structure patriarcale retrouvée tant dans la famille, la société que dans les politiques gouvernementales, expliquent que tant d’hommes, animés par cette forme d’organisation sociale, commettent des féminicides[19]. Mais surtout, l’indépendance financière de ces femmes, qui gagnent parfois davantage que les hommes, provoque une telle frustration chez eux qu’ils ne peuvent « accepter la redéfinition implicite du genre[20] » et que la place de la femme ne soit plus nécessairement au foyer. Autrement dit, ces femmes, en gagnant leur propre vie, ont défié la culture machiste du Mexique, créant beaucoup de ressentiment à leur égard. Parallèlement, « le fait que certaines travailleuses « osent »  dépenser leur salaire dans les discothèques et les bars après leur quart de travail laisse croire qu’elles sont des filles faciles que les hommes peuvent aborder et abuser tant qu’ils le souhaitent[21] ».

Certains vont également intégrer à la notion de féminicide les manquements de l’État, « incapable de garantir la sécurité, la démocratie et la justice[22] ». Or, l’État mexicain, qui agit avec négligence et même collusion en bloquant souvent l’accès à la justice, est bien entendu à blâmer lors de la survenance de tels actes[23]. Selon l’Observatoire citoyen national du féminicide, 75 % des cas à Juárez demeurent impunis[24]. Ces crimes sont donc le produit de l’absence d’État de droit, de la corruption et de la complicité de l’État, « pas nécessairement concerté, mais idéologiquement et politiquement actif. En laissant se perpétuer ces brutalités, en envoyant le message qu’elles sont tolérables, l’impunité est partie intégrante du problème[26]. D’ailleurs, concernant ces meurtres, le Mexique s’est vu condamné en 2009 par la Cour interaméricaine des droits de l’homme pour ne pas avoir garanti le droit à la vie par omission et négligence.

La mondialisation néolibérale, par la formation de véritables espaces de non-droit, encourage également l’État mexicain à renoncer à sa fonction de protecteur de ses citoyens[27]. Il est coutume que les responsables politiques minimisent l’importance des ces meurtres en questionnant la moralité des victimes, notamment en laissant sous-entendre que ces dernières étaient des prostituées, qu’elles portaient des mini-jupes ou encore qu’elles fréquentaient de mauvais endroits. Une telle posture politique est adoptée dans l’optique de protéger l’image de la ville et les perspectives d’attirer toujours et encore plus de capitaux transnationaux[28].

Après tout, la ligne séparant les corps policiers des organisations criminelles est parfois plus que mince[29]. Il n’est ainsi pas étonnant que Ciudad Juárez, de par sa position stratégique, se distingue par son statut de foyer du trafic de drogue, qui provoque une recrudescence spécialement de l’utilisation d’armes à feu, de la prostitution et de la traite de personnes[30]. Pour la seule année 2018, 1 259 homicides y ont été enregistrés[31]. Cette criminalité est à mettre en lien avec la rivalité entre les différents cartels de la drogue qui s’est intensifiée au cours des dernières années. Il en est dû au cartel de Cali en Colombie qui, en raison de son démantèlement, déplace désormais ses activités à la frontière nord du Mexique où sévit le cartel de Juárez[32]. Considérant que 70 % de la cocaïne produite en Amérique du Sud est acheminée par la frontière terrestre du Mexique[33], ces problèmes semblent là pour rester.

De plus, avec près de 42 millions d’individus traversant la ville annuellement[34], la plus grande partie de la population migrante est transitoire; en ce sens, celle-ci n’est guère en mesure de développer des liens sociaux forts et de partager une identité culturelle collective[35], ce qui amplifie l’absence de soutien social et le manque de parenté communautaire. Cette carence d’un sens fondamental de la communauté constitue un problème substantiel qui facilite clairement la tendance à tuer des femmes en toute impunité[36]. Pour tout dire, à Ciudad Juárez, plus de 80 % des féminicides surviennent contre les femmes vivant dans les zones ayant le moins d’infrastructures physiques et les liens sociaux et communautaires les plus faibles[37]. En fait, la plupart des victimes ont un point en commun, soit celui de vivre dans des conditions précaires et dans une situation d’exclusion sociale importante, ce qui permet d’autant plus facilement au système d’impunité de perdurer[38]. Cela n’empêche toutefois pas que ces crimes, dans une moindre mesure cependant, soient également commis sur les femmes de classes sociales plus élevées[39].

Somme toute, derrière cette pandémie de féminicides à Ciudad Juárez, force est de constater que se dissimulent une approche patriarcale du travail féminin, des mesures économiques néolibérales, une impunité juridique et une violence incontrôlée alimentée par le crime organisé. Néanmoins, si une partie de l’histoire sur le féminicide à Ciudad Juárez concerne les victimes et leur mort tragique, l’autre côté englobe l’activisme de la société civile qui commence d’abord par les mères des victimes qui ont réussi à inscrire ces meurtres à l’ordre du jour politique. Mais, sans surprise, celles-ci attendent toujours que justice soit rendue à leurs filles assassinées[40] qui, déplorablement, tels des martyres du mirage matérialiste, se sont retrouvées dans le sable blond du désert servant de linceul à tant de corps disparus.

Références


[1] Marie-France Labrecque, « Urbanisation, migration et inégalités à Ciudad Juárez, Mexique », Canadian Anthropology Society, vol. 50, no 2 (2008), p. 229.

[2] Universalis.fr. Maquiladoras. En ligne. <https://www.universalis.fr/encyclopedie/maquiladoras/>. Consulté le 22 mars 2019.

[3] María Teresa Martínez-Ortiz, « Making Community in Juárez: A Cultural Analysis of Feminine Expressions of Resistance in Literature and Film ». Letras Femeninas, vol. 34, no 1 (2008), p. 78.

[4] Marie-France Labrecque, Op. cit.,  p. 229.

[5] Laura Barberán Reinares, Sex Trafficking in Postcolonial Literature : Transnational Narratives from Joyce to Bolaño. Londres : Routledge, 2014, p. 122.

[6] María Teresa Martínez-Ortiz, Op. cit., p. 81.

[7] Ibid, p. 81.

[8] Ibid., p. 78.

[9] Marie-France Labrecque, Op. cit. p. 234.

[10] Laura Barberán Reinares, «Globalized Philomels: State Patriarchy, Transnational Capital, and the Fermicides on the US-Mexican Border in Roberto Bolaño’s 2666 ». South Atlantic Review, vol. 75, no 4 (2010), p. 71.

[11] Lionel Francou, Compte-rendu de Féminicides et impunité : Le cas de Ciudad Juárez, de Marie-France Labrecque  (Montréal : Éditions Écosociété, 2012), Reseñas. En ligne (2013). <http://journals.openedition.org/lectures/11592>. Consulté le 7 février 2019.

[12] Lucienne Gillioz, Compte-rendu de Féminicides et impunité : Le cas de Ciudad Juárez, de Marie-France Labrecque (Montréal : Éditions Écosociété, 2012), Nouvelles questions féministes, vol. 33, no 1(2014), p. 138.

[13] Patricia M. Martin, Compte-rendu de Féminicides et impunité : Le cas de Ciudad Juárez, de Marie-France Labrecque, (Montréal : Éditions Écosociété, 2012), Recherches féministes, vol. 28, no 2 (2015), p. 292.

[14] David Carey et Gabriela Torres. « Precursors to Femicide: Guatemalan Women in a Vortex of Violence ». Latin American Research Review, vol. 45, no 3 (2010), p. 143.

[16] Marcela Lagarde, « Preface: Feminist Keys for Understanding Feminicide: Theoretical, Political, and Legal Construction ». In Terrorizing Women: Feminicide in the Americas, sous la dir. de Rosa-Linda Fregoso et Cynthia Bejarano, p. 15.  Durham: Duke University Press, 2010.

[17] Julie Devineau, « Autour du concept de fémicide/féminicide : entretiens avec Marcela Lagarde et Montserrat Sagot », Problèmes d’Amérique latine, vol. 84, no. 2 (2012), p. 79.

[18] Lionel Francou, Op. cit.

[19] Julie Devineau, Op. cit.,  p. 79.

[20] Révolution Féministe, Féminicides de Ciudad Juárez : crimes d’État, 27 aout 2017. En ligne. <https://revolutionfeministe.wordpress.com/2017/08/26/femicides-de-ciudad-juarez-crimes-detat/>. Consulté le 6 mars 2019.

[21] Ibid.

[22] Lionel Francou, Op. cit.

[23] Lucienne Gillioz, Compte-rendu de Féminicides et impunité : Le cas de Ciudad Juárez, de Marie-France Labrecque (Montréal : Éditions Écosociété, 2012), Nouvelles questions féministes, vol. 33, no 1(2014), p. 141

[24] Ibid., p. 140.

[25] Sabine Masson, « Sexe/genre, classe, race: décoloniser le féminisme dans un contexte mondialisé ». Nouvelles Questions Féministes, Vol. 25, No. 3 (2006), p. 59.

[26] Lionel Francou, Op. cit.

[27] Idalia Chew Sanchez Martha, « FEMINICIDE: Theorizing Border Violence », Latin American Research Review, vol. 49, no 3 (2014), p. 275.

[28] Lionel Francou, Op. cit.

[29] Kathleen Staudt, « The Persistence of Femicide amid Transnational Activist Networks ». Chap. in Binational Human Rights, p. 170. Philadelphia : University of Pennsylvania Press, 2014.

[30] Idalia Chew Sanchez Martha, Op. cit., p. 273.

[31] Rick Jervis, « As Trump demands a wall, violence return to Texas border in Ciudad Juárez », USA Today,  17 février 2019. En ligne. <https://www.usatoday.com/story/news/nation/2019/02/15/ciudad-juarez-mexico-el-paso-border-security-donald-trump-violence/2878082002/>. Consulté le 5 mars 2019.

[32] Marie-France Labrecque, Op. cit., p. 234.

[33]Alain Delpirou et Eduardo McKenzie, Les cartels criminels, Cocaïne et héroïne : une industrie lourde en Amérique latine. Paris : Presse Universitaire de France, 2000, p. 149.

[34] Vanessa Pérez Rosario, « Solidarity Across Borders: An Interview with Artist Andrea Arroyo ». Meridians, vol. 11, no. 2 (2011), p. 92.

[35] María Teresa Martínez-Ortiz, Op. cit., p. 78.

[36] Ibid., p. 78.

[37] Idalia Chew Sanchez Martha, Op. cit., p. 266.

[38] Marie-France Labrecque, Op. cit., p. 235.

[39] Julie Devineau, « Autour du concept de fémicide/féminicide : entretiens avec Marcela Lagarde et Montserrat Sagot », Problèmes d’Amérique latine, vol. 84, no. 2 (2012), p. 74.

[40] Latin America and Caribbean Centre, Femicide un Ciudad Juárez is enabled by the gender regulation of gender, justice and production in Mexico, 15 février 2018. En ligne. <https://blogs.lse.ac.uk/latamcaribbean/2018/02/15/femicide-in-ciudad-juarez-is-enabled-by-the-regulation-of-gender-justice-and-production-in-mexico/>. Consulté le 5 mars 2019.

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