L’élection à la présidence de Donald Trump représente-elle un déplacement du système politique vers l’ochlocratie ?

Analyses politiques et sociales.
L’élection à la présidence de Donald Trump représente-elle un déplacement du système politique vers l’ochlocratie ?

Le 8 novembre 2016, Trump remporte l’élection à la présidence des États-Unis. Le choc de sa nomination a tôt fait d’enflammer la toile. Pour certains, c’est la colère, pour d’autres, l’incompréhension la plus totale. Dans la foulée des nombreuses réactions partagées sur les médias sociaux, certaines ont attiré notre attention, en particulier cette simple synthèse, attribuée à l’historien antique grec Polybe, à propos d’un cycle de transformation des systèmes de gouvernements dans les États. Selon ce dernier, la révolution commence avec la monarchie et se termine par l’ochlocratie :

[…] le stade ultime de la dégénérescence du pouvoir. Polybe décrit un cycle en six phases qui fait basculer la monarchie dans la tyrannie, à laquelle fait suite l’aristocratie qui se dégrade en oligarchie, puis de nouveau la démocratie entend remédier à l’oligarchie, mais sombre, dans une sixième phase, dans le pire des régimes qui est l’ochlocratie [sic], où il ne reste plus qu’à attendre l’homme providentiel qui reconduira [sic] à la monarchie.

Polybe, dans son ouvrage Histoire, écrit autour de 150 avant J.C, explique que l’ochlocratie survient lorsqu’une nouvelle génération prend en main le gouvernement démocratique, mais sans attacher autant de prix aux droits et aux devoirs qui en ont fait la renommée. En faisant le plus grand cas de l’égalité et de la liberté d’expression, mais pour les utiliser à leur propre avantage, ces nouveaux tributaires de la démocratie commencent à empiéter sur la part des autres. Les possédants, fort de leurs avoirs, de leurs acquis, sont surtout ceux « qui tombent le plus dans ce travers » (Polybe, 2003, p. 556). Ils se mettent à désirer le pouvoir et versent facilement dans la corruption et la subordination des gens du peuple. Ils transforment ensuite la démocratie en un régime gouverné par la force et la violence (Polybe, 2003, p. 555).

L’extrait soulève certes des questions sur l’avenir de la démocratie aux États-Unis. Est-ce qu’il y a bien un basculement du système politique vers l’ochlocratie ? C’est ce que nous allons tenter de déterminer.

L’objectif de cet article n’est pas de faire une étude sur Polybe, non plus sur son œuvre, Histoire. Il faut néanmoins en retenir la volonté de l’historien d’expliquer aux Grecs, aux Achéens plus précisément, les causes de l’échec de leur patrie en se basant sur l’histoire de Rome, dont il était contemporain.

« Comment et grâce à quel gouvernement l’État romain a pu, chose sans précédent, étendre sa domination à presque toute la terre habitée et cela en moins de cinquante-trois ans ? » (Polybe, 2003, p. 10)

La recherche du meilleur système de gouvernement reste l’objectif visé par Polybe. Il rédige son ouvrage à Rome, comme otage de l’empire. De descendance noble, il est admis parmi les grands et fait de l’histoire romaine son sujet d’étude. C’est dans ce contexte qu’il élabore sa théorie de l’anacyclose, le cycle de transformation des systèmes gouvernementaux, où s’insère l’ochlocratie, pour expliquer la dégénérescence des formes de gouvernement.

ALT. Source : Wikipedia

Source : Anacyclose de Polybe, par Dr. Saint James, Wikipedia, 2009

L’anacyclose prend ses racines dans une tradition de classement des systèmes de gouvernements, chemin pavé avant Polybe par Hérodote, Platon et Aristote. Pour l’historien, chaque bon système de gouvernement est voué à se dégrader. Il emprunte à Anaximandre la théorie biologique où toute chose a une naissance, un apogée et un déclin (Walbank, 1957, p. 645), et l’applique aux systèmes politiques. Ainsi, il conçoit l’anacyclose comme un schéma séquentiel du développement politique où tout régime doit éventuellement décliner. La nature des choses, selon Polybe, fait en sorte qu’un État doit passer par chacun de ces régimes : la royauté se transforme en tyrannie et sur sa dégénérescence s’installe l’aristocratie qui à son tour sombre dans l’oligarchie. Le peuple, en colère, après avoir puni les excès des dirigeants, renaît en une démocratie qui, avec le temps, se dégrade en ochlocratie lorsque les citoyens, jouissant d’une liberté démesurée, en viennent à mépriser les lois (Polybe, 2003, p. 551).

À l’instar de Polybe, d’autres penseurs, comme Cicéron et Montesquieu, ont su tirer profit de l’histoire de Rome pour tenter d’expliquer leur propre situation politique. On doit à Machiavel, dans son Discours sur la première décade de Tite-Live, publié en 1531, la reprise presque intégrale de la théorie de l’anacyclose (Guelfucci, 2011, p. 85), afin d’instruire ses contemporains. L’auteur du Prince, le premier d’ailleurs à utiliser le livre de Polybe en Occident (Guelfucci, 2011, p. 87), désire tirer des leçons de l’histoire afin d’expliquer à ses contemporains les raisons de l’instabilité des régimes qu’ils connaissent. L’étude de la réussite de Rome permet à Machiavel une réflexion du présent afin de comprendre l’échec des constitutions politique à Florence au XVIe siècle (Guelfucci, 2011, p. 88).

L’extrait sur l’ochlocratie, publié dans les médias sociaux au lendemain du 8 novembre, amène à se demander si la démocratie aux États-Unis n’est pas en train de décliner. Le cas échéant, va-t-elle sombrer dans le stade ultime de l’anacyclose ?

Aristote, dans son ouvrage La Politique, nous informe de changements d’une constitution à une autre qui ne suivent pas le schéma de l’anacyclose (Aristote, 1977, p. 422). De tyrannie à démocratie en Grèce, d’oligarchie à tyrannie en Sicile (Aristote, 1977, p. 422-423).

Jean-Jacques Rousseau, dans son Contrat social, disait que la démocratie ne convient qu’aux États petits et pauvres (Rousseau, 2012, p. 120), ce qui n’est certainement pas le cas des États-Unis qui prétendent pourtant former LA nation démocratique, idéale entre toutes. Francis Dupuis-Déri, dans sa thèse The Political Power of Words: « Democracy » and Political Strategies in the United States and France [1776-1871], se défend d’utiliser le même libellé pour définir la démocratie antique d’Athènes et le système électif moderne. Pour ce docteur en science politique et professeur à l’UQAM, ce sont deux animaux différents (Dupuis-Déri, 2001, p. 1). Selon lui, les pères fondateurs des États-Unis ont ouvertement exprimé leur haine de la démocratie, qu’ils associent à un gouvernement arbitraire, cruel, tyrannique, sanglant et intolérant (Dupuis-Déri, 2001, p. 2). Ce serait un système miné par l’irrationalité et le pouvoir des démagogues, qui induit le peuple en erreur et augmente les rivalités entre les groupes (Dupuis-Déri, 2001, p. 1). Le pouvoir ne doit être assuré que par des individus appropriés : des philosophes, des chefs militaires, des prophètes, des personnes élues, disaient-ils. Comment un système établi sur des fondations antidémocratiques en est-il arrivé à être appelé « démocratie » ? En se basant sur des évidences historiques — des articles de journaux, des lettres personnelles et des discours publics — Dupuis-Déri conclut que des acteurs politiques ont graduellement fait subir des changements sémantiques au mot « démocratie » pour le faire passer de dépréciation à louange. Cette stratégie, croyaient-ils, allait contribuer à leurs propres avantages politiques (Dupuis-Déri, 2001, p. 2). Le terme « démocratie » est ainsi devenu un mot d’une grande valeur dans le marché politique, employé pour induire l’électorat à croire que les politiciens ont à cœur leurs intérêts (Dupuis-Déri, 2001, p. 308). En ce moment même, le terme est utilisé aux États-Unis de manière propagandiste, pour acquérir un soutien populaire plus étendu. Les gens sont politiquement aliénés et ceux et celles qu’ils élisent sont les vraiEs décideurs et décideuses (Dupuis-Déri, 2001, p. 310).

Dans ce contexte, nous ne pouvons admettre un déplacement de la démocratie en ochlocratie aux États-Unis sous la présidence de Donald Trump puisqu’il n’y a pas de démocratie au sens que Polybe lui donnait à l’Antiquité. Mais s’il n’y a pas de démocratie aux États-Unis, quel est le système de gouvernement dans ce cas ? À notre avis, c’est le gouvernement des riches. Le pouvoir est tenu par un groupe restreint de gens formant la classe dominante, une oligarchie. Rien de très différent avec l’ancien gouvernement au pouvoir (Obama) sinon que celui de Trump est teinté de médiocrité.

Plusieurs mouvements de protestations émergent depuis l’assermentation de Trump, afin de contrecarrer son gouvernement. Un réveil social donne espoir, mais ne faut-il pas oublier les divisions qui touchent la population au sud du 45e parallèle, comme ici d’ailleurs. L’attentat terroriste au Centre culturel islamique de Québec le 29 janvier 2017 en est un exemple malheureux, qui semble en témoigner. Par ailleurs, cette division n’aide-t-elle pas ceux qui gouvernent ?

Bibliographie


ARISTOTE1↑2↑, Politique, trad. par Jules Tricot, Paris, Librairie Philosophie J. Vrin, 1977, 595 p.

DUPUIS-DÉRI1↑2↑3↑4↑5↑6↑, F. W., The Political Power of Words: « Democracy » and Political Strategies in the United States and France [1776-1871], The University of British Columbia, 2001, 366 p.

GUELFUCCI1↑2↑3↑, Marie-Rose, Anciens et Modernes : Machiavel et la lecture polybienne de l’histoire dans Dialogues d’histoire ancienne, vol. 34, n° 1, 1er janvier 2011, p. 85‑104.

POLYBE1↑2↑3↑4↑, Histoire, Paris, Gallimard, 2003, 1512 p.

ROUSSEAU1↑, Jean-Jacques, Du contrat social, Flammarion, 2012, 255 p.

WALBANK1↑, F. W., A historical commentary on Polybius, Volume 1, Oxford, Clarendon Press, 1957, 776 p.

Publier un commentaire

Votre adresse courriel ne sera pas publiée. Les champs requis sont marqués d'une *